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 Ou l'art de rembarrer les inconnus.

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Gabriel Bowen
Gabriel Bowen

Ou l'art de rembarrer les inconnus. _
MessageSujet: Ou l'art de rembarrer les inconnus.   Ou l'art de rembarrer les inconnus. EmptyDim 15 Aoû - 23:25

    « Eh, toi là-bas ! Raboule ton blé ! »

    « Sacrebleu, quelle vulgarité ; j’en suis choqué. Notez bien, petite personne anonyme, que si j’avais du ‘blé’, comme vous le dites si bien, j’aurais eu assez d’instinct de survie pour ne pas me pointer dans Berlin Est. Allez donc tripoter quelque prostituée, mon brave. »


    Fier de lui, Gabriel continua son chemin, laissant derrière lui son agresseur ébahi. Un petit sourire triomphant sur le visage, le jeune homme poussa discrètement la porte vitrée du seul bar de son quartier. La guitare acoustique qui pesait sur son dos était la dernière chose qu’il s’était acheté depuis un bout de temps. Elle datait de quelques semaines, lors de sa rencontre avec un étranger important des objets des quartiers favorisés. Il s’assit tout au fond de l’établissement, histoire d’avoir tous les clients dans son champ de vision. Voir sans être vu, une chose plus que rare, en ces ruelles louches. Sans même lui demander son avis, une serveuse brune à l’aspect pas très net vint lui apporter une « bière », qu’il aurait nommé piquette s’il ne restait pas dans le politiquement correct. Du bout des doigts, il tapota le bois gras de la table, avant de se décider à boire. Il savait déjà l’horrible goût de la chose, mais, comme toujours, ne pouvait s’empêcher d’y goûter. Ses yeux embrassaient la scène du regard : des ivrognes entrain de cuver tranquillement dans un coin, des clients qui fricotaient placidement avec des filles de joie … Une journée normale, quoi.

    Voir l’état minable du café le fit sourire. C’était si contrasté, par rapport à ses anciens lieux de vie que c’en était presque drôle. Des toiles d’araignées pendaient du toit rafistolé maintes fois ; le sol et les meubles étaient sales et gras. Et pourtant, cet endroit pouilleux était presque un palace, pour les Désaxes dans son genre. Il ne pourrait jamais viser mieux, ou avoir mieux. Depuis longtemps tous les objets de valeur que Gabriel avait emporté avec lui dans son voyage avaient été troqués, échangés ou monnayés contre de la nourriture, de l’eau ou des choses de première nécessité. Le peu d’argent que le jeune homme avait réussi à amasser avec toutes sortes de boulots avait servi à lui payer sa guitare, d’une qualité rare, pour un endroit pareil. Elle avait été volée dans le Berlin-Ouest, et apportée ici aux risques et périls de l’homme auquel il l’avait achetée. Ce dernier en avait exigé un prix exorbitant, qu’aucun Désaxe ne pouvait fournir, ou presque. Gabriel avait dû se montrer très persuasif, pour se la dégoter à un prix plus abordable. Le jeune homme la gardait toujours sur lui, de peur de se la faire voler. Un peu de paranoïa était une valeur fondamentale, par ici. Depuis dix ans qu’il survivait comme il pouvait dans cet endroit sordide, il avait eu le temps d’intégrer ce grand principe existentiel. En même temps, se faire détrousser de sa montre, sa gourmette en or et de sa boucle d’oreille à la fois … Ca apprend à être prudent. Ou pas. Quoi qu’il en soit, le monde actuel du Désaxe se résumait aux sombres ruelles, à la piquette immonde de ce bar et aux squats des maisons laissées à l’abandon. Et cela lui suffisait amplement.

    Pour se détendre, il imagina Aisling dans ce décor, dans une de ses belles robes de soie et de mousseline entrelacée de fils d’argents et se demanda comment la toute mignonne, toute gentille fillette qui se complaisait dans ses futiles guerres psychologiques pourrait survivre dans un tel endroit. Elle serait détroussée de tous ses bijoux et vêtements en quelques centièmes de secondes, et devrait se donner en spectacle devant quelques piliers de taverne en pleurnichant. Un petit rictus ironique fleurit sur son visage ; les petites gens tout autour, si elles n’étaient pas ivres mortes devaient se demander d’où sortait cet espèce de demi-sourire qui faisait froid dans le dos. Puis se désintéresser de lui : de toute façon, beaucoup de personnes étaient comme lui, alors bon. Pas grand-chose de passionnant. Le temps passait lentement, dans le petit café et Gabriel commençait à sérieusement … « s’ennuyer », pour rester dans le politiquement correct. Un soupir d’enfant ennuyé et contraint sorti de ses lèvres, tandis qu’il se passait la main dans les cheveux.

    « Alors, gamin, elle est bonne ta bière ? Tu m’en paye une ? »

    Gabriel leva les yeux vers l’importun et tomba nez à nez avec le même homme que tout à l’heure. Son encéphale était donc tant atrophié qu’il n’avait même pas enregistré son message ? Message courtois qui voulait dire en langage plus familier : « Ta gueule sale porc, casses-toi tu pues. » Une flamme méprisante dans les yeux, le jeune Désaxé répondit vertement, à bout de patience. Le voir inspiré comme un charretier était un fait assez rare. Au moins, les autres clients auront dîner spectacle, cette après-midi. Comme quoi, le malheur des uns fait le bonheur des autres.

    « Dites-moi, brave homme, cela vous ennuierais-t-il de dégager ? Vous avez une odeur pestilentielle. »

    L’homme resta ébahi quelques secondes, avant de commencer à enrager. Le voyant déjà soûl comme un petit Lu, Gabriel se leva lentement de sa chaise, avant de pousser violement l’homme par terre, qui s’effondra sans demander son reste. Les personnes présentes furent médusées quelques instants avant de reprendre leurs activités, c'est-à-dire boire et cuver. Le jeune homme s’essuya les mains d’un air dégoûté avant de repartir s’asseoir sur son siège, dans une position patricienne, qui contrastait fortement avec la choppe crasseuse qu’il tenait à la main.

    Le goût infâme de la boisson le força finalement à reposer la choppe en soufflant d’un air déçu. Il s’intéressa à sa guitare, restée sagement à ses côtés. Le jeune homme se cala dans l’angle que formait son siège avec le mur et tira quelques notes de l’instrument. La mélodie résonna, pure et simple. Personne n’y fit vraiment attention ; voir un jeune garçon faire mumuse avec un bout de bois n’était pas franchement passionnant. Gabriel en fut presque soulagé. La tension qu’il avait ressentie tout à l’heure, lorsqu’il avait repoussé fermement l’homme, était dû au fait qu’il n’aimait pas se donner en spectacle ; et encore moins dans un pareil endroit. Doucement d’abord, avec hésitation, il essaya de se rappeler les accords de Jeux Interdits, mélodie plus que millénaire. Il avait vu dans un livre d’histoire qu’elle avait été écrite autour des années 1952, pour la bande son du film éponyme Jeux Interdits. Le livre était rare et ancien ; ses parents l’avaient acheté à prix d’or, histoire de pouvoir se vanter en se pavanant avec. Il reposa finalement l’instrument, et dans un soupir, ferma les yeux.

    Ses yeux étaient grands ouverts. Dans le noir le plus total. Une voix, cependant, le torturait. Des paroles murmurées d’une voix mielleuse, presque maternelle. Presque. Une mère aurait-elle pu dire de telles atrocités à son enfant ? Non. Bien sûr que non. Il sentait le creux que formaient ses coudes, enfoncés dans son matelas d’or et de satin. Il sentait son regard, éternellement posé sur lui. En attente d’une réaction. N’importe laquelle. Tout lui irait, tant que cela était douloureux. Mais l’enfant ne lui donna pas cette satisfaction. Il resta figé, à regarder une chose inexistante. Des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues. Mais cela, elle ne pouvait pas le savoir, et ne le saurait jamais. La frustration de sa sœur, à la vue de son absence de réaction lui passa du baume au cœur. Ainsi, elle perdait toute crédibilité à ses yeux. Tout crédit. Pour cette fois du moins. La prochaine fois, le cercle vicieux reprendrait, et elle serait à nouveau inébranlable, toute puissante. Mais pas ce soir. Non. Ce soir, elle était redescendue sur terre. Un sourire traversa fugacement le visage de l’enfant.

    Il était vainqueur, ce soir.


    Gabriel ouvrit grand les yeux, et vit qu’il s’était endormi. Il regarda autour de lui, et rien n’avait bougé. Personne ne faisait attention à lui. Les mêmes personnes étaient aux mêmes places, et le barman astiquait toujours le même verre. Quelques secondes à peine étaient passées. Un soulagement sans pareil s’abattit sur les épaules du Désaxe.

    Un sourire vint s’immiscer sur son visage sans qu’il ne s’en rende compte. Tout cela avait eu lieu plus de quinze ans auparavant. Il était temps de changer de disque. Il reporta la choppe à ses lèvres, déterminé à finir toute la boisson.

    Infâme ou pas.
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